Blop.2.0

Ceci est un (presque) journal. Attention : peut mordre.

Dimanche 9 juin 2013 à 19:21

 L'étoile

http://www.marianne.net/photo/art/default/927187-1098871.jpg[photo tirée du film "Elle s'appelait Sarah"]

Ce jour-là, je voyais maman pleurer pour la première fois.

               Ou plutôt la seconde.

La première étant après la naissance de Sarah il y a trois ans. Je me souvenais de la manière dont elle avait placé sa petite fille tout contre elle, de celle qu’elle avait de la regarder, de la bercer. Maman était heureuse ce jour-là et ses larmes étaient des larmes de joie. Pendant plusieurs mois l’appartement avait été plongé dans une vague de lumière, les sourires se succédaient et même Jean qui détestait les enfants, avait fini par s’attendrir devant le berceau de sa fille. Qui l’aurait cru ? Je me rappelais parfaitement du jour où Marie lui avait annoncé sa grossesse. Mon frère n’était pas rentré à la maison pendant plus d’une semaine.

 Voilà comment un petit être avait réussi à nous apporter un bonheur qui s’était fait trop longtemps absent.

Et puis la guerre avait éclaté. Moi, je n’avais jamais connu la guerre, j’étais née sept ans après la première et je n’avais pas idée du changement qui allait s’opérer dans nos vies à tous.

Papa avait seulement quinze ans à l’époque et maman treize mais tous les deux, lorsqu’ils nous racontaient ce qu’ils avaient vu ou entendu, avaient la même tristesse dans la voix. Ils nous décrivaient les hommes qui partaient au front, leur fierté d’aller défendre leur patrie mais aussi leur douleur de quitter leur famille. Mes deux grand-pères étaient partis se battre eux aussi. Un seul était revenu et à chaque fois que papa nous parlait de la lettre que grand-mère avait reçu le jour de noël en 1916 pour lui annoncer que son mari ne rentrerait jamais, j’entendais dans ma tête les cris de désespoir de cette femme que je n’avais pas connu mais que j’aimais de tout mon cœur de petite fille.

Elle était morte quelques semaines après ma naissance et le seul souvenir que j’avais gardé d’elle était une chaîne en or sur laquelle était accrochée une petite plaque rectangulaire. Dessus elle avait fait graver son prénom et celui de grand-père « Anouk et Michel ».

Maman pleurait en silence mais je voyais couler ses larmes. Elle s’efforçait à faire comme si tout allait bien mais même Sarah du haut de ses trois ans devinait que quelque chose avait changé.

Elle avait disposé son nécessaire à couture sur la table de la cuisine et s’était installée sur une des quatre chaises, celle avec le coussin rouge bordeaux en velours qu’elle avait déniché dans un vide grenier. Ses gestes étaient lents mais précis et autour d’elle personne n’osait parler.


Un point, deux points, trois points…

Oui. Pendant ces quelques minutes, nous restâmes immobiles, sachant parfaitement que l’heure était grave. Je préférais garder mes yeux posés sur le sol, tout comme Jean. Mais même sans la voir, j’imaginais très nettement l’aiguille perçant le tissu.

 Quatre points, cinq points, six points…

Et j’entendais toujours maman pleurer. Je ne pus m’empêcher de me redresser et je vis qu’une main était posée sur son épaule. Celle de Jules. Il avait tenu à être là avec nous dans cet instant si symbolique mais jamais il ne pourrait comprendre ce que nous ressentions.

Sept points, huit points, neuf points, dix points…

Car à ce moment précis, c’était un sentiment de colère mêlé d’incompréhension qui nous submergeait ma famille et moi.

Onze points, douze points, treize points, quatorze points, quinze points… 

 

Et je savais que derrière la porte d’entrée, parmi les six étages que comptait l’immeuble, d’autres personnes comme nous étaient révoltées. D’autres personnes comme nous avaient vu les affiches et nous savions tous que nous devions obéir si nous voulions préserver nos vies devenues si fragiles.

 

 Seize points, dix-sept points, dix-huit points, dix-neuf points, vingt points, vingt-et-un points, vingt-deux points.

Maman posa l’aiguille, fit un nœud avec le fil et d’un coup sec, le cassa.

Voilà.  

 

C’était fait.

 

~~~~~~

Maman n’eut pas la force de se lever alors c’est moi qui m’avançai vers elle. Quand j’arrivai à sa hauteur, elle prit mes mains et plongea ses yeux dans les miens.

La femme que je voyais devant moi n’était plus la femme que j’avais connue durant toute mon enfance. Son sourire avait disparu, il ne restait plus que son empreinte, visible sur les quelques rides apparues récemment au coin de sa bouche. Sans elles, personne n'aurait pu ne serait-ce que deviner qu’elle femme elle était avant.

J’admirais ma mère, la façon dont elle répondait à toutes mes questions, la voix qu’elle prenait pour me raconter une histoire, elle changeait de timbre selon les personnages et ses récits étaient toujours très vivants. Je ne me lassais jamais de la regarder se coiffer. Je pouvais rester de longues minutes assise en tailleur devant la porte de salle de bain à contempler l’image d’elle que me renvoyait le miroir. Chaque coup de brosse était savamment calculé, sa coiffure était toujours parfaite. De temps en temps j’avais le droit de la peigner et c’est non sans fierté que je passais la brosse dans ses beaux cheveux blonds en prenant soin de ne pas trop tirer.

A chacun de mes anniversaires, elle me cuisinait un délicieux fondant au chocolat, tellement délicieux que je refusais de manger le reste du repas de peur de ne plus avoir assez faim pour le dévorer.

Mes cadeaux étaient toujours merveilleux, elle avait le don de deviner ce qui me ferait plaisir. Le jour de mes dix ans, elle m’avait offert un livre de Jules Verne « Le tour du monde en 80 jours », j’avais immédiatement entrepris de le lire et lorsque je bloquais sur un mot, elle arrivait toujours à me donner un synonyme pour que je comprenne.

Cette année il n’y aurait pas de fondant au chocolat, il n’y aurait pas non plus de cadeaux.

 

Son regard sur moi me mit mal à l’aise, j'aurais voulu lui dire d’être forte, de ne pas baisser les bras comme elle le faisait, j'aurais voulu qu’elle redevienne comme avant, avant cette guerre qui nous détruisait.

Elle me tendit ma veste, et rien que la vision de l’étoile jaune solidement cousue sur le côté gauche me donna la nausée. Le lendemain nous serions le 7 juin 1942. Le lendemain nous devrions tous porter cette même étoile du même côté. Le lendemain nous perdrions ce qui nous restait de liberté.  

 

Sarah nous demanda si elle pouvait avoir une étoile elle aussi. Son père lui répondit qu’elle n’avait pas six ans, que donc qu’elle n’en aurait pas et la fillette partit en sanglotant dans sa chambre. Nous eûmes alors tous la même pensée : « pourvu qu’elle n’ait jamais à supporter le poids de l’étoile sur sa poitrine. »

 


~~~~~~

Je sentis une douce chaleur qui me caresse le visage. J’ouvris les yeux et fus éblouie par la lumière qui règnait dans la chambre. La fenêtre étai grande ouverte et les courants d’air frais qui parcourent la pièce me font un bien fou.

 

Et puis il y avait ce délicieux parfum. Comme celui de l’herbe juste coupée. Ce parfum qui rentre dans les narines et qui envahit tout le corps. Ce parfum qui parvient à nous faire oublier tous nos tracas l’espace de quelques inspirations. Il me rappela les dimanches de printemps, quand papa et maman nous emmenaient, Jean et moi à la campagne pour voir grand-mère.

 

J’adorais marcher dans les champs de blé avec mon chapeau de paille sur la tête. Je me souviens qu’un jour, en pleine après-midi, alors que je jouais à cache-cache avec Jean, j’étais tombée nez à nez avec une vipère. J’avais hurlé comme jamais je n’avais hurlé auparavant. Et mon frère avait accouru pour me porter secours. Il voulait faire le grand, le garçon courageux mais je savais très bien qu’il avait peur, d’ailleurs son bras tremblait quand il avait tendu un bâton vers le serpent pour voir s’il était vivant. Heureusement il ne l’était pas.

Allongée sur le dos, je regardais le plafond et pensais à ce que j'allais faire de ma journée. Tout d’abord, il y avait ma leçon de piano à onze heures. Monsieur Duchêne avait promis de m’apprendre un nouveau morceau. Je lui faisais confiance, il tenait toujours ses promesses. Il faisait partie de ces personnes qui donnaient sans rien attendre en retour, il n’avait d’ailleurs jamais accepté que maman lui versât de l’argent en échange des leçons. Alors de temps à autre, elle lui préparait une brioche ou lui offrait une corbeille de fruits.

Enfin…C’est ce qu’elle faisait avant. Car maintenant avec le rationnement, on ne pouvait plus se permettre le moindre écart alimentaire. 

 

J’enfilai rapidement ma robe la moins abîmée et marchai rapidement vers la porte d’entrée : déjà 10h40, si je voulais être à l’heure, il fallait que je parte tout de suite. J’avais faim mais tant pis, je mangerais au retour et puis, par les temps qui courraient, la sensation de faim ne nous quittait jamais de toute façon. Alors que je tournai la poignée, on m’interpela.

 

 « Léna ! Léna ! Je suis désolée mais…tu as oublié ça…

 -Oh…Je te remercie Marie…Tu as raison, je…je risquerais de prendre froid…
-Oui…Tu risquerais de prendre froid… »

Dans ses mains : ma veste bleue marine et son étoile jaune. Je la mis sur mes épaules et sortis de l’appartement. A peine avais-je fait un pas dans la rue que j’apercevais déjà le regard des passants. Tous me dévisageaient, certains compatissaient par de petites réflexions telles « pauvre enfant » ou encore « c’est inadmissible » et d’autres laissaient entrevoir un sourire sarcastique. Jean disait qu’il fallait ignorer les remarques, faire comme si elles n’existaient pas, comme si l’on avait rien entendu, fermer les yeux.

 Ne rien dire. Rien. 

 

 

Je concentrai mon attention sur le chemin que je devais prendre: à gauche à la prochaine intersection, ensuite j'allais arriver devant la maison de Madame Martin. Le balcon était toujours fleuri et la vieille femme passait fréquemment un coup de balai sur le trottoir où les dalles se faisaient presque invisibles sous la poussière. J'aimais beaucoup passer devant chez elle, surtout quand elle était là. Elle m'avait toujours saluée en me lançant de grands sourires. Et à chaque fois je serrais fort mon pendentif en pensant que sûrement ma grand-mère aurait été aussi généreuse qu'elle. Aujourd'hui j'avais peur de croiser son regard, peur qu'il ne trahisse un mépris à mon égard, peur qu'il n'y ait ni "bonjour mon enfant" ni son sourire qui parvenait par je ne savais quels mystères à raviver le mien.

Je tournai à gauche, aperçus la maison, le rosier dans la petite cour et le laurier. Et puis je la vis elle, assise sur une chaise en bois devant les marches de la porte d'entrée. Elle caressait son chat qui dormait paisiblement sur ses genoux et je devinais ses mains, fragiles et tremblantes et son alliance qu'elle portait toujours à droite. Elle était différente des vieilles personnes que je voyais habituellement. Elle se tenait bien droite contre le dossier alors que les autres avaient le dos voûté, tellement parfois qu'on avait la sensation que leur colonne vertébrale s'était affaissée sous le poids des années. Elles avaient cette démarche lente et laborieuse qui nous faisait craindre une chute à chaque tentative d'avancée. Au contraire, j'admirais avec quelle confiance madame Martin enchainait les pas, avec quelle envie elle regardait la boutique de sucreries en face de chez elle comme une petite fille. Au coin de ses yeux, même ses rides très marquées ne suffisaient pas à trahir son âge. Car du haut de ses 86 ans, elle possédait toujours un regard enfantin, avec sa petite lumière qui nous faisait penser que tout était possible. Je l'observai et je su alors que quoiqu'il arrivât, l'empreinte de son sourire serait à jamais imprimé de chaque côté de ses lèvres.

Je baissai la tête et avançai rapidement, je longeai la barrière et sentis ses yeux posés sur moi. Sur moi mais surtout sur l’étoile.
"Mademoiselle?"
Mon coeur fit un bond dans ma poitrine, je me retournai et la vieille femme s'avança vers moi. Elle tendit la main de l'alliance vers l'étoile, la toucha, passa ses doigts sur les coutures. Cela ne dura que quelques secondes mais j'avais l'impression que des heures s'écoulèrent. Et enfin, elle retira sa main.
"Alors c'est donc vrai...Les affiches...Je m'étais imaginé qu'ils faisaient ça pour vous faire peur...Je ne sais pas pourquoi d'ailleurs..."
Je l'écoutais et sentais son malaise alors je décidai de parler à mon tour.
"Malheureusement oui, c'est vrai. C'est la première fois que vous la voyez? Pourtant tous les Juifs la portent depuis aujourd'hui....
-Oh vous savez, il n'y a pas grand monde qui passe dans la rue, surtout par les temps qui courent. Je tiens à vous dire que même si je ne suis pas juive, je n'en partage pas moins votre douleur. Sachez que si un jour, il vous arrive de ne pas savoir où aller, ma porte vous sera grande ouverte. A vous bien sûr mais aussi à votre famille. J'ai entendu dire que dans certains villages, des familles juives entières ont été arrêtées. Alors surtout n'hésitez pas.
-Merci madame, je ne l'oublierai pas.
-Appelez-moi France. France... c'est un prénom plutôt dur à porter en ce moment... Et vous, comment vous appelez-vous ?
-Léna.
-C'est très joli. Et bien prenez bien soin de vous Léna. Et j'espère ne pas avoir à vous héberger de si tôt.
-Je l'espère aussi. Au revoir et merci encore, dis-je en reprenant ma route."
Je jetai un ultime coup d'œil derrière moi mais France n'était plus là. Je supposai qu'elle était retournée s'asseoir auprès de son chat.
Je me dis que peut-être l'âme de grand-mère était-elle entrée dans le corps de la vieille dame au balcon fleuri.
C'était fou mais cela me redonna de l'espoir. Quelques instants.


(Texte écrit en 2008)

Par maud96 le Vendredi 27 décembre 2013 à 17:57
Un joli texte... sensible ! Bravo !
Par Emi.lit.et.ecrit le Mardi 31 décembre 2013 à 16:39
Merci beaucoup !! Il a été écrit il y a trèèèèèès longtemps celui-ci ^^
 

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